… chacun se découvre nomade ou sédentaire, amateur de flux, de transports, de déplacements, ou passionné de statisme, d’immobilisme et de racines. (…) Les premiers aiment la route, longue et interminable, sinueuse et zigzagante, les seconds jouissent du terrier, sombre et profond, humide et mystérieux. Ces deux principes existent moins à l’état pur, à la manière d’archétypes, qu’en composantes indiscernables dans le détail de chaque individualité.

Pour figurer ces deux modes d’être au monde, le récit généalogique et mythologique a fabriqué le berger et le paysan. Ces deux mondes se posent et s’opposent. Au fil des temps, ils deviennent le prétexte théorique à des enjeux métaphysiques, idéologiques, puis politiques. Cosmopolitisme des voyageurs nomades contre nationalisme des paysans sédentaires, l’opposition travaille l’histoire depuis le néolithique jusqu’aux formes les plus contemporaines de l’impérialisme. Elle hante encore les consciences à l’horizon immédiat du projet européen ou, plus lointain, mais tout aussi sûr, de l’État universel.

Les bergers parcourent de vastes étendues, paissent les troupeaux sans souci politique ou social – l’organisation communautaire tribale suppose quelques règles, certes, mais les plus simples possibles ; les paysans s’installent, construisent, bâtissent, ils édifient des villages, des cités, ils inventent la société, la politique, l’État, donc la Loi, le Droit que soutient un usage intéressé de Dieu, via la religion. Apparaissent les églises, les cathédrales et les clochers indispensables pour rythmer les temps du travail, de la prière et du loisir. Le capitalisme peut naître et avec lui éclore la prison. Tout ce qui refuse ce nouvel ordre s’inscrit en faux contre le social : le nomade inquiète les pouvoirs, il devient l’incontrôlable, l’électron libre impossible à suivre, donc à fixer, à assigner.


Gustave Doré, Caïn et Abel offrant leurs sacrifices, Caïn tue Abel, in La Bible Illustrée, gravures 1 et 3 ; Julius Schorr von Carosfeld, Caïn tue Abel, gravure 2

L’Ancien Testament n’a pas oublié cet enjeu. Qu’on relise les pages inaugurales de la Genèse où l’on peut croiser Caïn et Abel, deux frères destinés à la tragédie, voués à la malédiction. On connaît plus ou moins l’histoire du fratricide ou du premier homicide. Plus rarement on se souvient du métier des deux protagonistes : le berger éleveur et le paysan laboureur, l’homme des moutons en mouvement contre celui du champ qui demeure. Les marcheurs, les chemineaux, les gyrovagues, les paissants, les coureurs, les voyageurs, les déambulateurs, les flâneurs, les promeneurs, les arpenteurs, déjà, encore et toujours, opposés aux enracinés, aux immobiles, aux pétrifiés, aux statufiés. L’eau des ruisseaux, courante et insaisissable, vivante, contre la minéralité des pierres mortes. Le fleuve, l’arbre.

L’agriculteur tue donc le pasteur, le paysan assassine le chevrier. Les raisons ? L’affection de Dieu plus nettement appuyée à l’endroit de la future victime. Afin d’honorer le Créateur, Abel offre les premiers-nés de son troupeau, et de la graisse, Caïn les fruits de son travail agricole. Et, semble-t-il, le Tout-Puissant accorde plus d’attention au pâtre. On ignore pourquoi. Jaloux, le paysan saute sur son frère et le tue. Dieu maudit Caïn et le punit en le condamnant à errer. Genèse de l’errance : la malédiction ; généalogie de l’éternel voyage : l’expiation — d’où l’antériorité d’une faute toujours accrochée à l’être comme une ombre maléfique. Le voyageur procède de la race de Caïn chère à Baudelaire.

Sacrifices de Caïn et d'Abel, Meurtre d'Abel, plaque anonyme vers 1084, à Suger

(…) L’absence de maison, de terre, de sol suppose, en amont, un geste déplacé, une peine causée à Dieu. Le schéma imprègne l’âme des hommes depuis des siècles : les Juifs, les Tsiganes, les Romanichels, les Gitans, les Bohémiens, les Zingaros et tous les gens du voyage le savent qu’on a tous, un jour ou l’autre, voulu contraindre à la sédentarité, quand on ne leur a pas dénié le droit même à exister. Le voyageur déplaît au Dieu des chrétiens, il indispose tout autant les princes, les rois, les gens de pouvoir désireux de réaliser la communauté dont s’échappent toujours les errants impénitents, asociaux et inaccessibles aux groupes enracinés.

Toutes les idéologies dominantes exercent leur contrôle, leur domination, voire leur violence sur le nomade. Les Empires se constituent toujours sur la réduction à rien des figures errantes ou des peuples mobiles. Le national-socialisme allemand a célébré la race aryenne sédentaire, enracinée, fixe et nationale, en même temps qu’il désignait ses ennemis : les Juifs et les Tsiganes nomades, sans racines, mobiles et cosmopolites, sans patries, sans terres. Le stalinisme russe a procédé de la même manière, en persécutant lui aussi les sémites et les peuples de bergers des républiques caucasiennes ou sud-sibériennes.

Le pétainisme français a élu les mêmes victimes émissaires tout en célébrant les sédentaires régionaux, locaux, patriotes, nationalistes, les gens du terroir, les produits gaulois. Quelle faute reprochait-on à ces figures désignées ? D’être inassimilables à la communauté, irréductibles, impossibles à gouverner, à diriger. Leur punition ? Le camp, l’assignation à résidence, le parcage dans des enclos à bétail, embarbelés, puis la destruction, le gazage, comme avec des animaux nuisibles. Le capitalisme d’aujourd’hui condamne pareillement à l’errance, à l’absence de domicile ou au chômage les individus qu’il rejette et maudit. Leur crime ? Être inassimilables au marché, la patrie des argentiers. Leur châtiment ? Les ponts, la rue, les trottoirs, les bouches de métro, les caves, les gares, les bancs — l’avilissement des corps et l’impossibilité d’un havre, d’un repos.


Relief des Aglaurides dit La Gradiva, IIe siècle après J.-C., Rome Musée Chiaramonti

Le voyageur concentre ces tropismes millénaires : le goût pour le mouvement, la passion pour le changement, le désir forcené de mobilité, l’incapacité viscérale à la communion grégaire, la rage de l’indépendance, le culte de la liberté et la passion pour l’improvisation de ses moindres faits et gestes, il aime son caprice plus que celui de la société dans laquelle il évolue à la manière d’un étranger, il chérit son autonomie placée nettement au-dessus du salut de la cité qu’il habite en acteur d’une pièce dont il ne méconnaît pas la nature farcesque. Loin des idéologies du village natal et de la terre, du sol de la nation et du sang de la race, l’errant cultive le paradoxe de la forte individualité et n’ignore pas que se joue là l’opposition rebelle et radieuse aux lois collectives. Zarathoustra, qui hait les villes et la vache multicolore, en fournit la figure tutélaire.

Voyager suppose donc refuser l’emploi du temps laborieux de la civilisation au profit du loisir inventif et joyeux. L’art du voyage induit une éthique ludique, une déclaration de guerre au quadrillage et au chronométrage de l’existence. La cité oblige à la sédentarité lisible grâce à une abscisse spatiale et à une ordonnée temporelle : être toujours dans un lieu donné à un moment précis. Ainsi, l’individu se contrôle et repère facilement par une autorité. Le nomade, quant à lui, refuse cette logique qui permet de transformer le temps en argent et l’énergie singulière, le seul bien dont on dispose, en monnaie sonnante et trébuchante.

Partir, emboîter le pas des bergers, c’est expérimenter un genre de panthéisme extrêmement païen et retrouver la trace des dieux anciens — dieux des carrefours et de la chance, de la fortune et de l’ivresse, de la fécondité et de la joie, dieux des routes et de la communication, de la nature et de la fatalité —  et rompre les amarres avec les entraves et les servitudes du monde moderne…