Continuons avec cet extrait de la Préface de L’Esprit nomade :

Le nomade qui est en chacun de nous comme une nostalgie, comme une potentialité, n’a pas la notion d’identité personnelle, la « conscience de soi » lui est étrangère. Ne disant ni « je pense », ni « je suis », il se met en mouvement et, en chemin, il fait mieux que « penser », au sens pondéreux du mot, il énonce, il articule un espace-temps aux focalisations multiples qui est comme une ébauche du monde.
Le mouvement nomade ne suit pas une logique droite, avec un début, un milieu et une fin. Tout, ici, est milieu. Le nomade ne va pas quelque part, surtout en droite ligne, il évolue dans un espace et il revient souvent sur les mêmes pistes, les éclairant peut-être, s’il est nomade intellectuel, de nouvelles lumières[1].

Enfin, terminons avec cette esquisse du nomade, telle que Kenneth White la cite :

C’est en termes d’existence et d’essence que le sociologue Jean Duvignaud aborde le nomadisme, dans la Préface écrite pour un numéro de Cause Commune, « Nomades et Vagabonds » « L’homme des civilisations n’est point adéquat à son essence – et il le sait. Vivre jusqu’au bout, c’est dépasser les frontières, c’est pénétrer dans le voyage comme dans une matrice. Une matrice qui nous donnera cette complétude promise et que les sociétés inscrites dans la durée ne promettent qu’après la mort »[2]
A l’univers concentrationnaire des civilisations, Duvignaud oppose l’univers véhiculaire, à l’inscription dans le temps et dans l’histoire, le parcours dans l’étendue, à la pensée « embourgeoisée », une pensée errante, aberrante, anomique. La plupart des idées que nous croyons universelles ont germé dans le fumier de la ville : la philosophie, la politique, le théâtre, l’histoire – mais dans le mouvement brownien des nomades peut se lire autre chose : une manière multiple d’être que ne peuvent saisir nos concepts.
Le portrait du nomade tel que le présente Jean Duvignaud se fait de trois points de vue : 1. Psychique. Ne s’installant pas dans la durée, sans passé, sans avenir, le nomade ne connaît ni l’attente, ni la stagnation. Le désir chez lui est pur (non refoulé, non sublimé), et vise droit comme une flèche sa réalisation. Absence aussi d’idéologie – une fluidité de l’esprit.
2. Socio-économique. Le nomade ne construit pas d’Etat, et ne connaît pas le concept de nation. Pas d’économie de marché non plus, mais une économie de potlach : valeurs d’usage et translation rapide des choses, en dehors du cercle vicié de la production et de la consommation.
3. Intellectuel-artistique. Intellectuellement nihiliste par rapport à des concepts figés, le nomade, artistiquement, « irréalise » les objets. Son langage artistique est un langage de formes pures (spirales, labyrinthes, lacis), à l’encontre de l’ordre romano-chrétien et de l’image de l’homme qu’il implique.
Duvignaud serait sans doute le premier à reconnaître que le portrait reste fragmentaire et « non scientifique ». C’est que, dans l’absence de concepts adéquats, il préfère s’abstenir de toute tentative d’« explication » codifiée et de discours totalisant. Il présente une « esquisse » et suggère que le nomade est celui qui sera toujours en dehors des codes, réfractaire à tout discours de clôture. (…)
Les nomades n’ont pas d’histoire, ils n’ont qu’une géographie, et cette géographie, qui a lieu dans l’« espace lisse » des steppes, s’écrit au moyen d’une « ligne de fuite créatrice » caractérisée par la rapidité, une rapidité « hors la loi », mais dans le flux, hors de l’emprise de la « machine rationnelle administrative », suivant des courants d’énergie[3].

Notes

[1] WHITE Kenneth, L’Esprit nomade, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 1987, p. 13.

[2] DUVIGNAUD Jean, « Esquisse pour le nomade », in Nomades et Vagabonds, Paris, Union Générale d’Éditions, 1975.

[3] WHITE Kenneth, L’Esprit nomade, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 1987, pp. 62-64.