le mot[1]

Dès sa fondation au IVe siècle av JC, le cynisme fait de l’animal un point central de sa pragmatique. La tradition veut[2] que ce soit le surnom de « vrai chien » attribué à Antisthène, le fondateur de cette pensée, qui donna son nom au cynisme (le mot « cynique » est basé sur le grec kunos, chien). Cette origine fait débat, et une autre généalogie associe ce terme au lieu où enseignait Antisthène, le cynosarge, c’est-à-dire le « portique des chiens », hors des murs de la cité d’Athènes sur la route de Marathon (et ce lieu marginal en lui-même, est à mettre en relation avec la marginalisation volontaire des cyniques vis-à-vis de la cité et de ses normes). Mais peut importe l’origine du mot “cynique”, l’important est de constater que les membres de cette école ont revendiqué ce surnom et l’ont considéré comme emblématique de leur démarche.

Un jour qu’Alexandre se tenait près de lui et disait « moi je suis Alexandre le grand roi », Diogène dit : « et moi je suis Diogène le chien ! » Comme on lui demandait ce qui valait le nom de « chien », il répondit : « ceux qui me donnent je les caresse de la queue, ceux qui ne me donnent pas, je les poursuis de mes aboiements ; quant aux méchants, je les mords.

On le voit, dans cet aphorisme rapporté par Diogène Laërce, le qualificatif de « chien » est pour Diogène le pendant de celui de « roi » pour Alexandre ; il définit de la même façon sa place et sa fonction au sein de la société. Les modalités de cette identification à l’animal sont complexes et ont largement varié pendant les presque mille ans de prospérité du cynisme antique. Je ne relève ici que les aspects fondamentaux de cet apparent rapprochement avec le chien qui se trouve au cœur de la démarche et du discours cynique.

L’amour de la nature

oleg kulik, i love europe2

Le terme de “cynique” peut, dans un premier temps, être compris comme l’affirmation d’une proximité vis-à-vis des animaux. La référence positive aux comportements du monde animal est un trait important du discours cynique. Par l’observation du monde animal et l’ascèse, « raccourcis vers la vertu »[3], l’homme peut arriver à une gestion plus efficace des problèmes quotidiens. De façon volontairement provocante, ils affirme que l’accès aux bonheur est facile, uniquement entravé par une série de normes et de goûts inutiles que seuls les hommes ont développés (« il répétait à cor et a cri que la vie accordée aux hommes par les dieux était une vie facile, mais que cette facilité leur échappe, car ils recherchent gâteaux de miel, parfums et raffinements du même genre »)[4]. L’observation attentive de l’animal est d’ailleurs à l’origine de la doctrine cynique puisque selon Diogène, c’est en contemplant le comportement d’une souris qu’Antisthène eut la révélation de sa pensée[5]. Ce regard positif porté sur l’animal doit être largement nuancé, et surtout, explicité. Car plus qu’un modèle, l’animal apparaît ici avant tout comme un formidable instrument rhétorique et pratique, une ressource sans fin pour critiquer et miner les bases de la société grecque. Si l’on examine avec plus d’attention la nature des discours cyniques consacrés à l’animal, il semble que l’on soit bien éloigné d’un quelconque sentiment de continuité avec le grand tout ou pire, d’une morale proto-écologique. En fait, bien des aphorismes montrent dans leur construction à quel point les cyniques ont une idée « basse » de l’animal. C’est notamment le cas dans les lettres pseudépigraphes attribuées à Diogène et Cratès (probablement rédigées entre le IIe siècle av et le Ier siècle ap JC) où l’animal est clairement présenté comme devant être assujetti à l’homme :

Les hommes ne sont pas fait pour les chevaux, mais le chevaux pour les hommes : dès lors tâchez de vous occupez de vous plus que de vos chevaux.

Et l’animalisation est clairement présentée comme négative :

Prenez l’habitude de manger du pain et de boire de l’eau ; et renoncez au poisson et au vin, car ils transforment les vieillards en bêtes, comme les philtres de Circé, et ils rendent les jeunes gens efféminés.

On le voit, l’animalisation chez les cyniques ne constitue pas un but, elle constitue même pour eux une manière de repoussoir. Plutôt que de dire que les cyniques cherchent à devenir des chiens, il est plus juste de dire qu’ils font les chiens ou qu’ils jouent seulement au chien : l’animalisation est eux un moyen et non une fin, c’est un procédé utile pour atteindre une vie raisonnable. C’est précisément parce qu’ils ont une image négative de l’animalisation que celle-ci constitue une pratique efficace : l’humiliation qu’elle implique est recherchée au titre de l’ascèse, de l’entraînement. Le maitre dit à l’élève:

Tant que tu craindras le mot chien, je t’appellerai ainsi ; or il est manifeste que jusqu’ici tu le crains[6].

L’auto-assimilation au chien oblige le philosophe à supporter les insultes, à ne pas tenir cas de l’opinion publique, bref, elle fonctionne comme un moyen efficace pour s’endurcir et s’obliger à l’autarcie, condition du bonheur. Mais, j’insiste, l’animal n’est ici qu’un moyen parmi d’autres pour renverser les valeurs de la cité grecque et n’est jamais considéré en lui-même. (les Vies et doctrines des philosophes illustres rapportent ainsi l’anecdote suivante, délicieuse : « Un jour il demandait l’aumone à une statue. Comme on l’interrogeait sur la raison qui le poussait à agir ainsi : « Je m’exerce, dit-il, à essuyer des échecs. » » DL VI, 49) Ce n’est pas un animal, c’est l’homme véritable que Diogène cherche en vain, en plein jour, sur l’agora à l’aide d’une lanterne (DL VI, 41) :

Un jour il s’écria : « Hola des hommes ! » tandis que des gens s’attroupaient, Diogène les frappa de son bâton en disant : c’est des hommes que j’ai appelés, pas des ordures

En bien des points le cynisme ne rompt pas avec l’humanisme grec, mais en constitue plutôt la face obscure et provocante. Je suis Elisabeth de Fontenay lorsqu’elle rappelle que bien des aspects de la démarche cynique ne se rencontrent jamais dans le monde animal (se contraindre à marcher sur du sable brûlant, dans la neige…) et relèvent plus d’une aspiration à une sur-humanité qu’à une volonté de rapprochement avec l’animalité véritable :

Car le paradoxe qu’ils n’ont nullement contrôlé, c’est qu’à vouloir faire la bête, ils ont fait l’ange, et qu’à force de répudier le zoon politikon et le zoon logicon, à force de vouloir faire les zoa (bêtes ou bestiaux) ou les prétendus vrais chiens, ils ont plutôt réussi à s’égaler à des dieux impassibles et autarciques[7].

Toute la question est ici de savoir si ce paradoxe était effectivement “nullement contrôlé” par les cyniques; ceux-ci n’ont jamais revendiqué l’animalisation comme un idéal en soi, et le chien comme un avenir pour l’homme. D’ailleurs, les cyniques ne vivent pas spécialement dans la proximité des bêtes et Diogène n’a aucun scrupule à conduire ses disciples à la chasse (DL.VI, 31). Si la transformation en chien n’est pas véritablement recherchée, le fait de prendre ce dernier comme « animal-totémique » permet de résumer remarquablement les positions de ces philosophes contre la cité et ses normes. La compréhension de ce rapport ambigue à l’animal passe par une réflexion sur la conception cynique de la Nature. Il faut se rappeler que c’est le non-respect de cette dernière qui se trouve à l’origine de tous les maux :

Alors qu’ils devraient vivre heureux en ayant choisi, au lieu des labeurs inutiles, ceux qui sont conformes à la nature, les gens, à cause de leur folie, sont malheureux. » (DL. 71)

Cette nature qui est condition du bonheur est une nature analogique, où chaque existant possède sa nature propre qu’il doit respecter. C’est ce qui transparaît à travers la série des aphorismes cyniques: en somme, il faut que l’homme soit fidèle à sa nature de la même façon que le chien est fidèle à la sienne[8]. C’est dans ce sens que l’animal sert de moteur et de source d’inspiration pour les cyniques. L’animalisation est ici seulement critique, elle permet à la fois de prôner un mode de vie naturel auquel les animaux se conforment et une remise en cause des différentes conventions sociales jugées inutiles. Ainsi, en prenant le prétexte d’être un chien, le cynique mange de la viande crue (DL. VI, 34), et rompt ainsi avec la triangulation sacrificielle, pilier de la société grecque. A un autre bout de la chaîne alimentaire, Diogène refuse la sépulture et s’applique à ce que son corps soit dévoré par les chiens après sa mort, pour leur être utile… Il remet ainsi en cause les pratiques funéraires traditionnelles et de toutes les valeurs qui s’y attachent (combien d’exploits Achille doit-il réaliser pour que le corps de Patrocle ne soit pas livré aux chiens ? Héroïsme stupide pour un cynique).

L’appellation de « chiens » est une arme, un outil, plus qu’une volonté de transformation. C’est une posture signifiante qui permet de promouvoir de façon brutale et efficace tout un ensemble de critiques que les cyniques adressent à la société. Le mouvement vers l’animal n’est qu’une transgression parmi d’autres, mise en avant pour des raisons avant tout pragmatiques au sein du système cynique[9]. Reste un doute, 1500 ans après la mort du dernier d’entre eux, on se demande encore dans quelle mesure cette arme était effectivement contrôlée par ceux qui l’utilisaient, ou si elle ne créait pas sa logique propre entrainant dans des régions plus obscures ceux qui en faisaient usage…

photos : i love europe, et !Non je ne peux pas me taire / I Can Not Keep Silence Any More - Oleg Kulik, 1996

Notes

[1] J’ai utilisé : L. Paquet, Les cyniques grecs. Fragments et témoignages, Presses de l’université d’Ottawa, Ottawa, 1990. Cet ouvrage compile et traduit d’ensemble du corpus cynique grec parvenu jusqu’à nous, auquel j’ai ajouté les Lettres de Diogène et Cratès (G. Bombi et D. Deluele trad., Actes sud, 1998).

[2] Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Paris, Librairie Générale Française, 1999, VI, 13, p. 691 [abrégé dans le corps du texte en « DL »). Attention, nous appellerons systématiquement « Diogène Laërce », le compilateur du IIIe siècle de notre ère, et « Diogène », Diogène de Sinope, le plus célèbre des cyniques.

[3] Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes…, op. cit., VI, 71, p. 737. M.O. Goulet-Cazé note que le terme « ascèse » couramment employé doit ici s’entendre sans l’idée de mortification propre au christianisme, les termes d’ « entraînement » ou d‘“endurcisement” seraient plus littérals, cf L’ascèse cynique. Un commentaire de Diogène Laërce VI 70-71, Paris, Vrin, 1986. Prenant pour prétexte de l’analyse de cet sentence, cette ouvrage constitue peut être la meilleure synthèse contemporaine sur le cynisme antique.

[4] Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes…, op. cit., VI, 44, p. 721. M.O. Goulet-Cazé rapproche pertinemment cette proposition des discours des gymnosophistes : l’auteur les cite d’après Strabon (XV 1, 64) «  Autrefois tout était plein de farine d’orge et de farine de froment, de même que maintenant tout est plein de poussière. Des sources coulaient, des source de lait aussi et il y avait même des sources de miel, de vin et certaines d’huile. Mais à cause de leur besoin de satiété et de luxe, les hommes tombèrent dans la démesure. Zeus, qui avait pris en haine l’humaine condition, fit tout disparaitre et produisit la vie selon l’effort. Lorsque la tempérance et les autres vertus arrivèrent au milieu des hommes, à nouveau régna l’abondance de bien. Mais désormais l’écueil de la satiété et de la démesure est proche et la disparition des biens risque de survenir. ». cf. L’ascèse cynique…, op. cit., p. 59-60. Il existe une grande proximité dans la culture médiévale entre le discours prêté aux cyniques et celui prêté aux brahmanes et aux gymnosophistes.

[5] Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes…, op. cit., VI, 22, « c’est parce qu’il avait vu une souris qui courait de tous cotés, sans chercher de lieu de repos, sans avoir peur de l’obscurité ni rien désirer de ce qui passe pour des sources de jouissance, que Diogène découvrit un remède aux difficulté dans lesquelles il se trouvait », p. 707-706.

[6] id. p. 22. C’est dans l’usage de l’insulte que la conception méprisante qu’on les cyniques de l’animal se révèle. En un mot, plus le statut de l’animal est bas, plus l’insulte que représente l’animalisation des cyniques vis-à-vis de la société est efficace : « Un jour qu’il parlait sérieusement et que personne ne s’approchait, il se mit à gazouiller. Comme les gens s’étaient alors attroupés, ils leur reprocha de venir avec empressement pour écouter des niaiseries, mais de tarder négligemment pour les choses sérieuses. » (DL. VI, 27). On le voit, pour que l’argument de Diogène fonctionne, il faut que le gazouillement soit considéré comme un discours stupide et dénué de sens…

[7] E. de Fontenay, Le silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard, p. 155. Elizabeth de Fontenay fait dire aux cyniques (en parodiant la devise des de Rohan) : « Chien ne puis, homme ne daigne cynique suis. »

[8] Ce raisonnement est également très présent dans l’animalisation médiévale. Cf. l’article de Vincent Jolivet, « Nature adamique et nature déchue. Une culture qui ne dit pas son nom », dans G. Bartholeyns, P.-O. Dittmar, Th. Golsenne, M. Har-Peled et Vincent Jolivet dir., Adam et l’astragale. Essais d’anthropologie et d’histoire sur les limites de l’humain, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Hommes, 2009.

[9] Diogène Laërce ne s’y trompe pas lorsqu’il évoque la commensalité avec l’animal prônée par les cyniques entre deux transgressions fondamentales des coutumes de la cité. («  Il n’y avait rien de déplacé à leurs yeux à s’emparer d’une offrande dans un temple ou à goûter de la viande d’un animal. Rien d’impie non plus à manger aussi de la chair humaine, comme l’attestent les coutumes des peuples étrangers. » DL. VI 73)